Mario La Cava et ses « Caractères »

di
Maryse Jeuland-Meinaud


                Ce recueil de 354 «caractères» a dejà fait l’objet de deux éditions: la première en 1939 (Le Monnier), réduite de moitié par la censure fasciste; la seconde, complète, en 1953 (Einaudi. Il reparaît aujourd’hui, avec des suppressions et des substitutions de textes qui en font une oeuvre, sinon entièrement nouvelle, du moins rénovée par l’auteur pour répondre aux exigences des lecteurs contemporains.
   
     Bien faits pour rappeler aux lecteurs français des souvenirs scolaires un peu pâlis (« Celse est d’un rang médiocre… Ménippe est l’oiseau paré de diverses plumages… Dracon le joueur de flûte », etc.), ils ne doivent guère en réalité à notre La Bruyère que leur titre, quelques traits formels comme l’onomastique et les models temporels, une certaine manière de dessiner au burin, et sans doute aussi l’estime reconnaissante de L.C. pour l’écrivain qui lut dans l’homme come dans un livre ouvert.
        La matière que M. L. C. distribue au long de ses séquences reprend évidemment l’inépuisable sujet d’observation que nous sommes, mais sous des formaes narratives si variées, avec des contenus si riches et si actuels, des iluustrations et anecdotes si savoureuses, des types tellement liés au milieu dont ils émanent (le prêtre notamment), qu’il serait difficile de voir dans ce recueil le simple démarquage de l’oeuvre du grand moraliste français.
        M.L.C. a choisi le cadre littéraire du fragment pour y condenser les éléments d’une longie expérience personnelle, acquise, comme il le dit indirectement, « dalla vita e dai libri» (p.42). La longueur des piéces varie d’une ligne a trois, quatre pages, mais le morceaux de huit, dix lignes sont les plus nombreux. L’expressivité des textes tient avant tout à leur extrême condensation où le raccourci, l’ellipse, essentialisent le récit pour de fulgurantes paraboles: «Avevano finito di amarsi. Ed allora sposarono» (p.137). «Carmine fa la spia. – Sono un osservatore! – dice» (p.34). « Edifica-rono la città là dove il terremoto l’aveva distrutta» (p.39).
        L’interêt de ce recueil tient à des raisons diverses. Beaucoup de ces courtes histoies se déroulent dans un contexte socio-historique bien reconnaissable, la région de Locri, sur la mer ionienne, et plus précisément encore la bourgade semi-rurale de Bovalino (où l'’uteur est né et vit encore), durant le période fasciste, puis pendant et après la deuxième guerre mondiale. Comportements et mentalités apparemment spcifiques mais symboliques en fait d’une condition humaine universelle car Bovalino, comme la Sicile de Sciascia, n’est autre que la métaphore calabraise du vaste monde. La société y déploie des rapports de force et son inflexible hiérarchie: « Il venerdì vengono i poveri a chiedere l’elemosina. Bussano piano al portone e aspettano. Tossiscono per farsi sentire, strisciano i piedi. Si può andare ad aprire con comodo» (p.50). Le recueil nous enseigne que l’existence, dans une petite collectivité où chacun connaît l’autre, n’est ni plus facile ni plus heureuse que dans nos Sarcelles où le monde s’ignore.
        L’encre-vitriol de M.L.C. dessine une satire impitoyable de nos travers: sottise, méchanceté et cruauté, perversité, égoïsme, tricherie, mesquinerie. Rien ne manque au répertoire de nos faiblesses que duex mots viennent résumer: « Ignoranza e malvagità » (p.167), binôme machiavellien qui témoigne que l’écrivain reste dans une tradition moraliste où l’homme inspire plus de crainte que d’amour à qui l’observe. Sur cet être redoutable s’abattent l’ironie flagellante et la causticité désabusée de L.C., rarement interronpues par la compassion qu’inspirent à ce dernier les êtres sans défens livrés à leur bourreau: femmes simples au coeur aimant, enfants innocents, animaux d’un bestiaire émouvant saccagé par la crauté de l’homme. La tension devient parfois insoutenable: « L’uomo feroce prese lo schienale rotto di una sedia e si mise a percuotere il bambino, battendo come un pazzo sul viso e sulla testa; e quello, caduto per terra, non piangeva. Pallido guardava gli astanti» (p.81). Ce naturalisme désespéré, dans lequel il ne faudrait pas creuser beaucoup pour rencontrer les traces de Verga et Maupassant, est parfois éclairé des lueurs d’un lyrisme intense qui écarte le rideau des ténèbres: « La serata era tranquilla e il ragazzo seduto a cavalcioni su un ramo fronzuto di fico si dondolava. Cantava e ogni tanto taceva; allungava la mano, staccava i bei frutti e mangiava; e poi di nuovo ballando sull’albero gittava al cielo vaste canzoni » (p.69).
        Les contenus, extrêmement variés, s’enchassent dans des formes qui obéissent aussi au désir  de rompre la monotonie d’une évocation stylistiquement uniforme. Avec les fables et apologues divers altenent des portraits physiques et psycologiques, où un sens sigu de l’observation – et de la description-éclair se joue des contraintes spatiales que l’auteur s’est imposées.  La distribution des énoncés narratifs n’obéit pas à une articulation syntaxique préétablie. Elle s’effectue au jour le jour, selon les hasards de la contigence et les aléas du souvenir. En parcourant le recueil, on a comme l’impression de feuilleter les pages d’une chronique quotidienne dans laquelle L. C. se met parfois en scène à la troisième personne, ou à la première personne de pluriel et, plus rarement, du singulier, et, vers la fin du livre et comme clé de lecture, sous ses propres initiales. L’abstraction, la réflection spéculative, l’intention symbolique, le propos moraliste, encore qu’indéfectiblement présents, ne sont aucunement visibles. La parole est laissée aux choses et aux êtres. Jamais le sint lacrimae rerum ne fut appliqué avec tant de préméditation. Images, situations, actes, soliloques, dialogues pris sur le vif en toute cicostance, ne s’accompagnent jamais d’aucun commentaire. L’auteur regarde, écoute, prend note, ne visant qu’à transcrire l’essentiel et à laisser les sujets s’autodéfinir. Sa technique nous confirme dans l’idée de la vie comme scène où se joue une perpètuelle tragicomédie. Il en rèsulte que beaucoup de caractères de L. C. dépassent le seuil de la typicité pour devenir dramatis personae à part entière.
        Les procédés de l’ironie sont poussés au premier plan, profitant au maximum de objectivité et de l’impersonnalité naturalistes de l’écrivain, mais brûlant ainsi tout résidu qui pourrait rappeler trop explicitement le véristes d’antan. Parodie, atiphrase, suspens, et surtout une mise en forme épigrammatique, confirment en tou lieu l’apport personnel de l’auteur et l’idiosyncrasie de sa vision propre du monde. Imprédictible, la chute devient en maints endroits le sceau stylistique indispensable pour clore une fable réduite à sa quintessence: « Vincenzo ci viene a dire che conosce bene le soddisfazioni che dà la mente. Guadagna colla professione. Si fa pagare avanti » (p.52). Témoin encore ce finale de la confession d’une pécheresse repentante: « No, no, mai più avrebbe commesso peccato, mai più avrebbe mancato, senza prima chiedere a Dio il permesso sperato » (p.151).

M.L.C., conteur des mieux doués de sa génération, excelle dans ces excercises narratifs à l’importe-pièce qui le classent parmi les grands descendents de ce Théophraste dont La Bruyère avait voulu, avant lui, faire fructifier l’héritage. Mais l’écrivain calabrais n’est-il pas, par filiation directe et comme habitant des rivages de la mer ionienne, à la source même de la grécité, sur cette terre où de Paestum à Metaponte, les 2000 Hellènes imprimèrent si fortement leur marque? Caratteri constitue l’expression remarquable de cette continuité culturelle, dans le temps et dans l’espace. 

Informatizzazione dal dattiloscritto originale a cura di Dora La Lumia – ottobre 2001


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