III. LE REALISME DE SEMINARA

 

Le 2 mai 1984, au lendemain de la mort de l'auteur, Italo Calvino rappelait dans le quotidien La Repubblica qu'en 1942, on avait vu dans Le baracche "l'un des signes avant-coureurs du néoréalisme". C'est à dire du "réalisme sans néo", répondait Seminara de son vivant.

      Quant à Vittorini, un autre grand écrivain réaliste contemporain, il découvrait dans les romans de  Seminara "un sens de l'universel que, loin de l'atténuer, la tonalité inquiète et comme étouffée du récit renforcell, car le narrateur participe au drame de ses personnages "avec une sorte d'horreur civique, l'esprit tantót attiré tantót rebuté, à la manière d'Hamlet en quelque sorte".

Et Calvino terminait ainsi sa chronique :

Dans les romans de Seminara, on peut suivre un demi-siècle de l'histoire du Sud, et l'on y perçoit les accents d'une voix grave et posée qui vient des profondeurs d'une âme pleine de noblesse et de retenue.

Une telle appréciation se révèle particulièrement vraie pour la fable tragique qu'est Quasí una favola et la fable comique de Primitivo perenne, que j'ai traduits et rassemblés dans le volume Gregoría de Calabre (Editions Circé, Belfort, janvier 1999).

 

Les titres des deux récits sont aussi intraduisibles l'un que l'autre dans leurs connotations poétiques. Le premier, qui sert de titre global à l'ouvrage, sígnifie littéralement: "Une Fable peut‑étre" ou "On dirait une fable", le mot fable ayant ici, à la fois, le sens d'affabulation -d'histoire incroyable mais si prenante à lire et si belle à raconter - et de récit mythique. Je l'ai remplacé, pour l'adaptation théátrale que j'en ai tirée avec Robert Gironès et qu'Elisabeth Marie vient de créer, par le simple nom de la protagoniste, Gregoria. Quant au livre qui contient la traduction des deux récits, je lui ai donné pour titre Gregoría de Calabre, soit le nom de la protagoniste du premier récit, assorti de celui de cette portion du "Sud" seminarien qui la voit naïtre, grandir, se marier, puís vivre en quelques jours, par un automne impitoyablement battu de pluie et de vent, sa mortelle aventure de femme enfin aimée, puis de démente et de Nemesís involontaire. Petite fille du bourg, et non de la campagne, elle a subi, enfant, certaines violences secrètes qui ont inscrit en elle la peur des hommes; mariée jeune à un homme beaucoup plus ágé qu'elle, Cosimo, le tailleur, elle se retrouve, des années durant, maintenue à l'état de jeune fille par ce mari qui se révèle incapable de faire d'elle une femme et a fortíori une mère. Avec, dans la mémoire et dans le corps, cette enfance sourdement ébranlée et cette vie de femme avortée, Gregoria devient ensuite, sans le savoir, l'objet d'un trouble contrat tacite que le mari passe avec un client et ami, Matteo Lupis - et dans Lupis, il y a loup -, un paysan propriétaire qui vit seul dans les collines et se révèlera être, "comme dans les histoires d'amour", l'homme de sa vie. Matteo est, à sa façon, une manière d'incivilito, ou de demi-encivilisé. Et de son cóté, il découvre en Gregoria - l'épouse du tailleur -, la femme de sa vie "comme dans les histoires d'amour". Mais pour l'avoir toute à lui, il laisse Cosimo malade mourir d'inanition, et Gregoria, horrifiée par ce crime "qui est aussi le sien", lui échappe pour plonger progressivement dans la folie. Dès le lendemain, ses rencontres de hasard avec d'autres hommes frustes de la contrée font d'elle la justicière de fautes anciennes de Matteo. Propriétaire insatiable, il a abusé de sa richesse, de ses relations avec la justice et de son pouvoir pour s'emparer des biens d'un paysan pauvre qui lui tirera un coup de fusil et le blessera au bras afin de protéger Gregoria, par hasard réfugiée chez lui. Jeune homme, il a séduit, mis enceinte et fait avorter une jeune fille qui en est morte; les frères et le père, de rudes bergers, le tueront lorsqu'il viendra leur réclamer Gregoria, "sa femme", qui avait abouti dans leur grange. Le loup Matteo qui a jadis mangé "l'agnelle" des bergers, se retrouve donc d'abord blessé comme un ródeur puis mis à mort dans une curée.

 

C'est ainsi l'antefatto, ce qui s'est passé avant, qui, dans cette "fable" tragique, empéche le présent de déboucher sur tout autre avenir que la folie ou la mort et fait regresser jusqu'au crime méme les semi­inciviliti, leur habit se retournant comme un gant pour faire surgir des plis de l'homme social les instincts de l'homme ancien.

 

Le titre du second récit - littéralement "Primitivité qui dure" ou 'Primitifs toujours" si l'on se réfère à ses héros - est comme celui d'un apologue. Profitant des surnoms sous lesquels apparaissent les deux principaux personnages, je lui ai donné en français le titre de Le Gríllon et la Mule, soit un titre de fable, à la manière de La Fontaine ou de Florian, qui convient bien au bonheur de conter dont le narrateur fait preuve tout au long de ce second récit. Mariée par sa mère à un paysan réveur et peu actif, La Mule a faim; nantie d'un grand corps avide, elle a toujours faim, et de temps en temps, elle s'enfuit de sa maison sur la colline pour trouver dans le bourg un homme quelconque qui voudra bien la nourrir, ou la récompenser, par des provisions, des faveurs de passage qu'elle lui accorde. Mais un jour, elle tombe amoureuse du violent et rustre chevrier Biasio, lié par ailleurs à la mafía, et se fait sa servante méprisée et battue, ne rentrant plus que rarement chez elle. Jusqu'au soir, où, en tremblant, son mari vient la réclamer au chevrier. Alors, discrètement, le récit burlesque se fait fable à son tour et renvoie au mythe, sauf qu'au lieu d'Héphaïstos - le dieu forgeron - prenant au filet qu'il a forgé à cet effet Aphrodite son épouse accouplée avec le valeureux Mars et les hissant tous deux jusqu'à l'Olympe pour qu'ils y soient l'objet du "rire inextinguible des dieux", on voit ici l'amant, le brutal Biasio, ligoter ensemble les deux curieux époux que sont le Grillon et la Mule pour leur faire dégringoler ensemble la pente de la colline jusqu'à la grand'route, et les livrer par là à la raillerie de tout le village.

 

L'une et l'autre fables constituent donc pour moi un diptyque qui devrait donner une première idée des deux pôles entre lesquels la plume de Seminara dessine ses courbes pour tenter de prendre au filet sa Calabre, cette "planète inconnue" qui devrait pouvoir devenir, pour nous aussi, "étrange et familière", dans la mesure où, interrogeant la "barbarie" et la " primitivité" de la régìon qu'il a élue pour lieu de vie, pour objet de réflexion et pour source de ses réves, Semínara active en chacun de nous les puits artésiens d'un "archaïsme" auquel, après l'avoir repéré, nous ne pouvons plus que "participer avec une sorte d'horreur civique, l'esprit à la fois attiré et rebuté, à la manière d'Hamlet, en somme". Ces deux récíts devraient aussi proposer une première approche sensible des deux clés dans lesquelles s'invente la musique de la "voix profonde", "grave et posée" de leur auteur.