C. DISCUSSION

 

 

 

GINETTE HERRY. Dora Mauro est là, qui a connu personnellement Seminara pendant des années alors que je n'ai fait que le rencontrer lorsque, grâce à la médiation de Dora, il est venu présenter son oeuvre à l'Institut Culturel Italien de Strasbourg, en mai 1981. De plus, elle connaît cette oeuvre mieux que moi, de l'intérieur en quelque sorte, et elle connaît toute la littérature calabraise infiniment mieux que moi. Donc vous pouvez aussi, vous pouvez surtout, lui poser des questions.

 

- De quoi vivait Fortunato Seminara, si ses livres ont été si peu publiés à partir d'un certain moment?

 

- GINETTE HERRY. Il vivait ... de son huile, du vin qu'il faisait lui­-même, du tout petit rendement de ses terres, mais surtout de ses articles et de ses contributions aux revues et aux journaux qui voulaient bien accueillir ses récits et ses méditations.

 

  - DORA MAURO. Oui. Il lui est même arrìvé souvent de publier comme récits des fragments de ses romans; il se chagrinait beaucoup d'être obligé de démembrer ainsi son oeuvre et il craignait de ne pas vivre assez longtemps pour en rassembler les morceaux épars.

 

- GINETTE HERRY. Il a été victime du changement brutal qui s'est produit dans l'édition à partir des années 1965 à cause de ce que les études de marché appellent l'évolution du goût des consommateurs. Les éditeurs du Nord, comme Einaudi, qui avaient fait son succès grâce à de grands chefs de collection comme Calvino et grâce à l'appui de grands intellectuels comme Vittorini, ont cessé de faire paraïtre des romans sur le "Sud" dont parlait Seminara, parce qu'il était "passé de mode", et qu'il pouvait même, comme je l'ai dit, être génant. C'est à ce moment-là que Seminara a commencé à démembrer ses manuscrits.

 

- DORA MAURO. Il a été victime aussi du boom tourístique, qui exigeait qu'on édulcore les réalités du Sud. Seminara était gênant, en effet. Et les responsables politiques et culturels de la Région Calabre ont même fait preuve, tout du long, à son égard, d'un véritable ostracisme.

 

- Comment expliquez-vous, alors, qu'à l'étranger, on ait pu s'intéresser á son oeuvre, du moins les étrangers qui lisent l'italien ?

 

- GINETTE HERRY. Même en italien, ses ouvrages ne sont plus guère accessibles. L'éditeur Pellegrini, de Cosenza, va tout republier quand il aura fini de faire paraïtre les principaux inédits. En ce qui concerne les traductions, un roman a été traduit en polonais, un autre en portugais; Il vento nell'olíveto a été traduit en anglais. Mais cela reste très ponctuel. Et pour ce qui est de la France, c'est Dora Mauro qui, de Strasbourg, a tout fait depuis vingt ans pour que les Français apprennent à connaïtre Seminara; c'est grâce à elle qu'existent Gregoria qui vient d'être créé à la Filature et le volume Gregoría de Calabre qui va paraître chez Circé.

 

- DORA MAURO. Pour l'Italie, je voudrais donner un seul exemple. Quasi una favola a été envoyé au pilon par son éditeur. Je suis arrivée, de justesse, à en acheter vingt exemplaires que j'ai diffusés en France, autour de moi. Le plus grand libraire de Reggio di Calabria, quand j'ai voulu lui acheter des romans de Seminara, m'a répondu : "Mais Seminara est fuori del mondo (n'est plus de ce monde). Pourquoí demander du Seminara?"

Et il a voulu me mettre entre les mains le dernier roman de Strati, le dernier roman calabrais de consommation! Quand Seminara est mis au pilon! C'est horrible!

 

- Pourquoi Seminara est-il à nouveau édité, dans ces conditions?

 

- GINETTE HERRY. Parce qu'une Fondation Seminara s'est créée à Maropati, grâce à l'énergie, à l'entétement, d'une jeune enseignante de la ville, Adriana Cordiano, qui avait connu Seminara pendant la dernière période de sa vie et qui considère que son oeuvre doit absolument être lue. Elle s'est battue pour qu'existe cette Fondation, elle se bat pour obtenir des subsides de la Région et du Département permettant que les textes de Seminara soient publiés et étudiés - elle avait organisé, par exemple, l'automne dernier, avec le Professeur Antonio Piromalli, un premier colloque international sur le "réalisme" de Seminara, un colloque dont les actes vont être bientót publiés par Pellegrini. Elle se bat enfin pour que le travail sur les manuscrits puisse être accompli correctement et que soit "remembré" l'oeuvre inédit. Les manuscrits de Seminara avaient été légués par l'auteur à la municipalité de Maropati, et le fils de Seminara a cédé tous ses droits à la Fondation. L'arca, roman inédit publié l'automne dernier, commence à se vendre, mais les droits d'auteur sont loin de suffire à financer toutes ces táches. Et tous les amis de Seminara -Adriana Cordiano, le professeur Antonio Piromalli, l'éditeur Pellegrini à Cosenza... Dora Mauro en France, Elisabeth Marie et l'équipe de Gregoria, l'éditeur Circé, moi-méme... -, c'est à un travail militant qu'ils se livrent pour faire connaïtre l'oeuvre de Seminara. Nous la considérons tous comme capitale dans le contexte d'aujourd'hui.

 

- Seminara est donc désormais reconnu en Italie?

 

- GINETTE HERRY. En Calabre, oui, un peu : sa "fortune" commence à prendre forme. Mais si je parle de Seminara à mes amis du Nord, et même de Rome, ils ne savent rien de lui et n'ont pas lu une ligne de ses textes. Son revíval se fera, mais il n'est pas encore fait.

 

- DORA MAURO. Il faut quand même préciser que, dans une anthologie de textes italiens dûe à l'Inspecteur Général Orsini et destinée aux classes d' italien en France, il y avait un extrait de Il vento nell 'oliveto. Et l'éditeur Pellegrini - le fils : le père avait publié de justesse L'altro píaneta, il pensait aussi que Seminara était dépassé, n'était "plus de ce monde" - le jeune éditeur Pellegrini doit être particulièrement remercié. Grâce à des hommes comme lui, grâce aux "hommes nouveaux" d'aujourd'hui, Seminara n'aura pas travaillé en vain. L'incivilito de la deuxième et troisième génération recherche la mémoire du père. Ça, c'est un ferment pour un nouveau Sud.

 

- GINETTE HERRY. Pour un pays qui sortait du fascisme mussolinìen et d'une industrialisation partielle (le Nord au détriment du Sud), un pays qui opère ensuite une industrialisation sauvage en Sicile, se voue aux mirages de la "société de consommation" et rêve de l'Europe comme unique solution à ses déséquilibres et à ses maux ancestraux, accepter de penser que de vastes portions de son territoire sont "primitives" - et l'on n'entend alors dans le mot que ses résonances négatives - est impossible. On ne veut pas apparaïtre comme "primitif", on ne veut pas entendre ceux qui vous disent et répètent : 'Du primitif, il y en a; il y en a en Italie, il y en a partout, il y en a en chacun de nous". Notre monde d'aujourd'hui - qui n'est pas celui de Seminara, qui n'est déjà plus celui qu'il a vécu encore il y a quinze ou vingt ans - est plein d'éclaboussures, de giclures de barbarie. Et giclures est un euphémisme! Ce sont des volcans de barbarie qui se mettent partout à rugir sous nos pieds, y compris dans nos villes dites "civilisées". La violence nous cìrconscrit, et la passivité par rapport à cette violence, chez nous aussi, est la réponse la plus ordinaire. Donc, l'oeuvre de Seminara me paraît extraordinairement actuelle; c'est un miroir qui n'était peut-être pas adéquat à l'Italie des années Soixante-dix, mais qui nous est tendu à nous, et reflète parfaitement, en oblique, la fin de notre deuxième millénaire.

 

- Mais de 1933 aux années Cinquante, qu'a fait Seminara? Il est resté dans son village sans rien faire? Je ne comprends pas.

 

- GINETTE HERRY. Il a écrit, mais sans pouvoir étre publié. Même Le baracche, son premier roman, terminé en 1934, n'a pu être publié qu'en 1942, je vous l'ai dit.

 

- Les fascistes le laissaient tranquille?

 

- DORA MAURO. Oui. C'est un peu étrange, je sais. Mais il faut tenir compte de ce que sont les relations personnelles et les relations de parenté dans un petit bourg. Il écrivait, il ne manifestait pas ouvertement ses refus politiques; on le laissait tranquille. Le secrétaire de mairie, qui appartenait au parti fasciste, était un parent de son père. De plus, pour les gens du bourg, il était l'incivilito, et les fascistes avaient, localement, un certain respect pour les inciviliti, donc pour lui. Surtout, on le considérait comme non subversif. On ne le jugeait pas dangereux.

 

- GINETTE HERRY. En Suisse, il avait écrit ses articles militants sous dívers pseudonymes. Il avait été contraint même à l'exil du nom, en quelque sorte. Et à son retour, il n'a rien pu publier tant que le régime mussolinien est resté fort.

 

- Dans son oeuvre, d'après ce que vous dites, il n'y aurait aucune allusion à l'institution religieuse; or l'Eglise devait peser fortement sur les pensées et les comportements d'alors. Vous parlez de Seminara comme si, pour lui, la question ne se posait même pas, ce que je trouve curieux.

 

- GINETTE HERRY. Je ne pense pas que ce que vous appelez l'institution religieuse pèse particulièrement en Calabre. L'idéologie religieuse y est certes présente, mais elle est totalement intégrée aux êtres, elle est intériorisée, elle n'est même plus identifiée comme extérieure et n'a pas besoin de représentants comme le prêtre, la religieuse ou. le pensionnat. Dans la campagne de Seminara, il n'est jamais question, en effet, ni d'église, ni de chapelle; il peut être question du cimetière, et parfois du prêtre de la paroisse ...

 

- DORA MAURO. Ou parfois, comme dans Le baracche, d'un pélerinage, mais il est décrit d'un point de vue ethnologique et non pas relígieux. Seminara était absolument athée.

 

- GINETTE HERRY. Pour moi, dans le bref parcours d'une semaine que j'ai pu accomplir l'automne dernier dans la Calabre intérieure de Seminara, je n'ai pas du tout repéré de poids particulier de l'Eglise. Certaines manifestations religieuses rituelles se sont conservées dans certains endroits à l'occasion de fêtes particulières, qui sont d'ailleurs, de plus en plus, l'objet d'un regard touristique. Et il y a aussi la présence, tout à fait nouvelle, de l'Eglise orthodoxe dans certaines zones. Paradoxalement, ce sont les laiques du lieu qui ont demandé à des religieux grecs du Mont Athos de venir s'installer chez eux pour redonner à la société "civile" le sens d'un certain... altruisme. Seminara lui-même parlait de la "désagrégation" du tissu social calabrais due à l'efficience croissante de l'argent dans les rapports interpersonnels, une efficience liée à l'émigration, à l'émergence et à l'extension du commerce dans une économie jusque là essentiellement rurale, et à la destruction des rapports humains traditionnels. Ceux-ci contenaient, certes, une part de cruauté -les hommes, certains hommes, y étaient véritablement des "loups" entre eux. Ces rapports étaient régis par le code de l'honneur et par le "ressentimen" qui se transmettait de génération en génération. L'honneur des hommes - père, frères et mari - était indúment enclos, déposé, dans le corps des femmes. Mais un altruisme évident animait ces rapports dans leur "pérenne primitivité". Aujourd'hui, dans une morne indifférence générale, règne partout un indiviualisme de facture médiocre. Pour lutter contre cet état de fait, on fait donc venir, en Calabre ionienne principalement, des moines orthodoxes qui recréent des ermitages et autour d'eux, une culture des rapports de voisinage. Bien sûr, en méme temps, j'ai pu constater le poids extraordinairement régressif du curé d'une paroisse de la ville ionienne de Bovalino: il s'agit d'un intégriste qui mène la lutte contre la présence d'émigrés "extra-communautaires" (non européens, dans la ville; mais c'est le seul cas que j'aie rencontré, et c'est un cas, justement. Rien vu de cet ordre ailleurs.

 

- DORA MAURO. La position de l'Eglise catholique est effectivement différente, et l'évéque de Gerace - dont relève Bovalino - pratique, publiquement, la défense des émigrés. Le bas clergé lui-méme pousse les paroissiens à agir dans le sens de l'intégration et de la solidarité à l'égard des émigrés. Mais pour revenir au poids de l'Eglise et pour comprendre sur quelles forces elle s'appuie, je pense au célèbre pélerinage annuel au sanctuaire de la Madonne de Polsi, dans l'Aspromonte; la date de ce pélerinage coincide chaque année avec celle de la réunion des responsables de la mafía calabraise - la ‘ndranghetta - qui se rencontrent, près du sanctuaire, pour élire leurs chefs de clan.

 

- GINETTE HERRY. Je pense que la poigne qui tient fermement immobile la Calabre, qui exerce une forme d'oppression larvée et capillaire dont la présence est presqu'insaisissable pour un regard extérieur, est celle de la mafía et non celle de l'Eglise.

 

- Pourriez-vous préciser la figure de l’incivilito ? Est-elle vraiment propre à la Calabre? ou à l'Italie? N'est-elle pas plutôt mondiale?

 

- GINETTE HERRY. En tant que figure romanesque, elle est propre à Seminara, selon moi. Je ne l'ai vue se dessiner aussi nettement chez aucun autre auteur italien ni même calabrais. Mais Dora peut vous répondre mieux que moi à ce sujet.

 

- DORA MAURO. Je ne l'ai vue aussi explicite que chez Seminara, effectivement. Mais elle est importante aussi chez Alvaro; par exemple quand il parle de son père : il maestro, même s'il ne le qualifie pas d'incivilito.

 

- GINETTE HERRY. Le phénomène de l’incivilimento, est bien plus général, évidemment. Mais son repérage et son élaboration en figure humaine représentative me paraissent particulièrement importants dans l'oeuvre de Seminara.

 

- Pour mieux comprendre, cette figure: porte-t-elle en elle comme la trace d'une identité perdue? Ou bien contient-elle une quête, que celle-ci soit niée ou déniée? Ou encore, l’incivilito serait-il l'agent d'un "vecteur économique"? ...

 

- GINETTE HERRY. La trace - le regret ? - d'une "identité perdue", súrement pas. Avec le monde d'avant, l'incivilito est en conflit ouvert, un conflit tragique, car, loin d'être "perdu", ce monde le possède encore. Je dirais que, côté face, l'incivilito, armé de la raison, croit au progrès, est tourné vers l'avenir; militant des "lumières", il accomplit une ascension sociale individuelle accompagnée d'une prise de responsabilité dans la vie du quartier, de la commune, dans la "socìété civile". Et, côté pile, l'accompagne encore la société rurale traditionnelle avec ses moeurs "sauvages", une société de laquelle il s'est arraché et continue de s’arracher douloureusement.

 

- Il en a conscience?

 

- GINETTE HERRY. Bien sûr. Quelque chose en lui, très fortement, le sait. Cette société d'avant est dans son dos, métaphoriquement et au sens concret, physique, de l'expression. Elle est inscrite dans sa chair. C'est même quelque chose qui risquerait de le reporter loin en arrière. Il en est ainsi du protagoniste de Un malheur chez les Arnato. Instituteur et d'idéologie progressiste, monsieur Amato ne veut à aucun prix répondre par la vengeance au sfregío - la balafre - dont l'a marqué à jamais un chevrier, et il en tombe malade : son "dos" le tire hors la santé, "hors de ce monde", vers la mort, et il ne peut plus quitter son lit.

 

- DORA MAURO. Mais il ne se venge pas. Il y a en lui un réel désir de progrès. Pourquoi s'"encivilise"-t-on? Parce qu'on veut voir clairement ce que sont ses propres origines et comprendre certains des aspects obscurs que l'on porte en soi afin de ne pas rester leur esclave, de ne pas les laisser orienter les comportements; parce qu'on souhaite aussi porter le flambeau du progrès, comme Andrea Iola, dans La massería, qui a fait des études pour devenir instituteur et veut comprendre pourquoi les paysans sont malheureux, pourquoi son père, paysan, est malheureux, et comment on pourrait améliorer la condition des paysans. L'incivilito est un íllumínista - un partisan des "lumières".

 

- GINETTE HERRY. Oui, et si petit que soit son territoire, il s'engage dans la "société civile" de ce territoire, alors que les engagements d'avant, ceux qui le tirent en arrière, s'opéraient dans le cadre de la famille et du clan.

 

- Donc, au lieu de réintégrer la vendetta, ce cycle vengeur et meurtrier, il opère une sorte de sublimation?

 

- GINETTE HERRY. Il bloque l'engrenage, il met un coin dans l'engrenage de la vendetta, mais il en crève.

 

- Son lien avec le primitivisme?

 

- GINETTE HERRY. La primitivité règne dans la pensée et le comportement des gens qui l'entourent, les femmes en particulier, hélas! qui le poussent à se venger, pleurent, se désolent, prises qu'elles sont dans le drame absolu qu'est pour elles le refus de la vendetta de la part du chef de famille, un refus qui le déshonore et les déshonore, qui déshonore tout le clan. Cette primitivité est aussi dans le corps même de monsieur Amato qui dépérit, qui se meurt, parce que la volonté de monsieur Amato est de ne pas se venger. Le tout est repris et transformé dans le personnage du fils, Fausto, un adolescent ...

 

- DORA MAURO. Fausto n'est pas convaincu de la nécessité de la vendetta, mais, poussé par sa tante, il se propose de venger l'honneur des siens à la place de son père. Celui-ci le lui interdit. Et pour moi, malgré ses contradictions, c'est un homme de progrès.

 

- GINETTE HERRY. C'est une sorte de paradoxal héros inactif, condamné au silence et à l'immobilité dans son lit à cause de l'effort surhumain qu'il fait pour bloquer par là le cycle de la vendetta.

 

- Il est progressiste, alors?

 

- GINETTE HERRY. Bien sûr qu'il est progressiste, il est l'instituteur, il est "le maltre", et il ne veut pas, il ne peut pas, au nom des valeurs qu'il a conquises, célébrées et transmises, céder à ce qui le tire en arrière.

 

- Pourquoi n'est-il pas parti?

 

- GINETTE HERRY. Il refuse l'émigration aussi. Il est de ceux qui ont voulu rester au pays pour tenter d'y faire tache d'huile, de créer autour d'eux des taches de raison, en quelque sorte. Et pour cela, il forme des enfants.

 

- DORA MAURO. Depuis le dix-huitième siècle, en Calabre, en particulier à Cosenza, il y a eu de grands philosophes qui ont défendu et cherché à promouvoir "les lumières"; leurs livres se trouvaient dans des bibliothèques auxquelles avaient accès les instituteurs. Ceux-ci, comme monsieur Amato, se sont faits leurs dignes héritiers et cherchent à diffuser les lumières de la raison dans leur entourage.

 

- GINETTE HERRY. Et c'est encore là-bas le principal combat des enseignants d'aujourd'hui.

 

- DORA MAURO. En effet. Y compris contre la mafia. Car mafia, vendetta, ignorance, retard culturel et social sont liés. Je dois dire qu'après l'incendie de la maison de Pescano, un mafioso a pris contact avec Seminara pour lui proposer de le venger, et il s'y est vigoureusement refusé. Ce n'était pas l'envie qui lui en manquait, car c'était un primitivo; mais il a refusé, et là, il a été sublime.

- Parce que les "idées" mémes sont subversives, donc, pour la mafia?

- GINETTE HERRY. Bien sûr. Surtout si elles font que quelqu'un sort du lot, prend son destin en main, devient suiet, et non plus objet, de sa propre histoire – comme disait Gramsci - et de celle de sa "cité".

- Vous n'avez pas beaucoup parlé de la mafia. Elle n'a pas d'importance pour Seminara?

 

- GINETTE HERRY. La mafia fait partie de la toile de fond des romans de Seminara, je l'ai mentionnée à propos de L'arca et de Primitivo perenne; mais son action est rarement explicitée et développée dans les récits. Elle est là tout le temps, comme présence occulte et comme frein. La mafia calabraise n'est pas la mafia sicilienne qui est entreprenante et dynamiquedans toutes les sortes de trafics possibles et dans le crime; la ‘ndrangheta calabraise est un étouffoir. Pour qu'elle puisse garder son pouvoir sur les gens, il faut que ceux-ci renoncent à se qualifier, à entreprendre et même à s'enrichir. La taxation sur tout ce qui se fait, s'achète, se vend, se transporte, est déjà un frein important, mais si, malgré cette taxation, un entrepreneur commence à réussir, on le sur-taxe et on l'accule à la faillite. Et la Calabre est ainsi devenue un cimetière d'entreprises mort-nées. Je pense, pour ce qui est des entreprises touristiques, à tous ces immeubles de la côte ionienne, en série, qui d'année en année, depuis cinquante ans, sont en ruine avant d'être achevés. Ils ont leur soubassement, un rez-de-chaussée, une dalle au premier étage qui se hérisse de piliers en béton montant vers le ciel, et c'est tout. Phénomène lié aussi, bien entendu, au rackett de l'argent public (subventions et prêts au développement, aides à la construction) qui est le complément logique du rackett des initiatives privées.

 

        - Au temps de Seminara, ces immeubles existaient-ils déjà?

 

- DORA MAURO. Bien sûr. C'est l'un des multiples aspects du gâchis de l'argent public dû à la mafia, le rackett des subventions et, dès qu'on les a encaissées, l'abandon du projet qui les avait justifiées.

 

- L'incendie de la maison de Pescano, c'était aussi la mafía?

 

- DORA MAURO. Non. C'était une question de "ressentiment" et d'envie médiocre, une pure question de voisinage; primitive, vraiment : une querelle de limites de terrains qui remontait à deux ou trois générations. Ce n'est pas particulier à la Calabre; dans toutes les régions rurales où survivait la toute petite propriété, on a connu ce genre d'"affaires".

 

- GINETTE HERRY. J’en ai connu dans mes Vosges, mais c'était en général pour des questions de sources, de propriété de l'eau ou de droit d'accès à l'eau.

 

- Une question au sujet du spectacle et du moment où Gregoria, dans la deuxième partie, lors de sa rencontre avec le vieux paysan, invoque je ne sais pas très bien quelles forces: on la voit se balancer sur le lit et partir dans une sorte de délire verbal. Est-ce une citation, l'insert d'un texte écrit par un autre poète italien? Est-ce un texte religieux? Est-ce une invention littéraire de Seminara ou est-ce en rapport avec une pratique rituelle calabraise, prière ou invocation? Quel rapport tout cela a-t-il avec la réalité de Gregoria? La fonction de ce moment lyrique ne m'est pas apparue clairement.

 

- DORA MAURO. C'est une sorte de "cantique des cantiques" après l'abandon. C'est un moment où Gregoria s'approprie la figure de toutes les femmes malheureuses, et notamment celle de la veuve. "O mon épée droite et luisante" ...

 

- GINETTE HERRY. C'est un "cantique", mais écrit par Seminara, bien entendu. Un poème sur lequel on butte soudain dans la deuxième partie de Quasi una favola. Je l'ai seulement raccourci un peu pour l'adaptation théâtrale. Un chant d'amour extraordinaire. Le chant d'amour de Gregoria à Matteo, tel que nous ne l'avons jamais entendu à aucun moment de leur rencontre dans la première partie. Mais c'est aussi un poème de deuil, c'est l'adieu de Gregoria à Matteo qui, en se débarrassant de Cosimo, a fait qu'elle n'a plus de place "ni auprès du mort ni auprès du vivant", comme elle le dit dans le récit, en reconnaissant qu'implicitement, le crime de Matteo est "aussi le sien". La forme que Seminara a donnée à cet adieu est celle du lamento que les pleureuses chantent traditionnellement lors des veillées funèbres.

 

- DORA MAURO. Seminara a assisté à de nombreuses veillées funèbres. Au cours de celles‑ci, les pleureuses s'identifient à ceux qui restent et chantent leur perte, leur peine; ici, Gregoria chante la plainte désespérée d'une veuve.

 

- Gregoria reprend donc en charge la tradition des pleureuses?

 

- GINETTE HERRY. Oui. Mais au lieu de pleurer un mort, elle pleure son amour défunt, nécessairement défunt. Et du lamento des pleureuses, selon moi, elle fait, pour elle seule, dans sa régression en cours et sa marche vers la folie, une berceuse consolatrice.

 

- C'est un passage en rupture avec le style narratif d'ensemble de la pièce, c'est une sorte d'ilôt

 onirique ...

 

-GINETTE HERRY. Un ilôt lyrique, et un solo, oui. Un autre ilôt lyrique lui fait pendant, lors de la même soirée chez le vieux paysan, et qui est, pour moi, repris des "calendriers des saisons" - En janvier, taille tes arbres,/ En février, fume tes champs ... Mais c'est un duo, cette fois, entonné comme subrepticement par Gregoria qui invite le vieux paysan à joindre sa voix à la sienne sur le thème des serpents qui s'embusquent et débusquent d'un coup au printemps, des orages qui passent, des fruits qui, cueillis trop tard, tombent à terre et pourrissent. Elle convoque là une partie de cette imagerie rustique au contenu sexuel latent que l'on trouve dans certains poèmes sacrés et populaires du Moyen-Age, ceux où l"ange du Seigneur" s'adresse au paysan ou à son maître, et qu'illustrent d'innombrables gravures sur bois, dont, aujourd'hui encore, par exemple, les vignettes d'almanachs comme Le Messager bolteux de Strasbourg. Le lamento remonte lui aux rituels grecs qui ont survécu, dans certains endroits, à l'intérieur du rituel chrétien. Dans ce "cantique" très profane, dans ce chant d'adieu, Gregoria s'adresse à l'homme qu'elle a aimé, qui l'a aimée, pendant les longs jours de l'agonie de son mari; elle le pleure, cet homme qui, confronté à son mari impuissant, était en effet son "épée droite et luisante", son rempart et sa protection, l'homme dont elle aurait des enfants "sains et vigoureux", un être qui était pour elle la nature toute entière, le prê, l'herbe et les fleurs ... C'est un très beau texte, entièrement de Seminara, qui ne l'a ni repris ni adapté d'aucun lamento préexistant.

 

- DORA MAURO. Seminara me disait que, quand il était petít, il avait déjà beaucoup de curiosité pour le monde féminin et qu'il accompagnait toujours sa mère aux veillées funèbres. Et bien plus tard, j'en ai été témoin, il choisissait les noms des personnages de ses récits dans la chronique nécrologique de Maropati. Ce sont les morts de son bourg qui ont donné leur nom à ses "créatures". Ainsi, Gregoria, qui, étymologiquement, signifie "vivante à l'esprit", est le nom d'une morte qui avait été sa voisine.

 

- MARLY BARNABE. Je ne voudrais pas jouer les rabat-joie, mais je crois qu'il est l'heure de se rendre au spectacle pour ceux qui ne l'ont pas encore vu. Merci à Dora Mauro et à Ginette Herry, merci à vous tous.